Phrase en labyrinthe

Déc 22nd, 2011 | Par | Catégorie + Casse-tête & charabia

Voici une de ces longues phrases que rédigeait Claude Levi-Strauss. Cette belle phrase en labyrinthe, je l’ai relue 4 fois avant de la comprendre. La première fois, j’ai piqué du nez.

Bienvenue dans la phrase en labyrinthe

Des journées s’écoulent dans l’arrière-boutique de commerçants libanais appelés turcos : mi-grossistes, mi-usuriers, qui alimentent en quincaillerie, tissus et médicaments des douzaines de parents, clients ou protégés dont chacun, muni d’une cargaison achetée à crédit, s’en ira, avec quelques bœufs ou une pirogue, extorquer les derniers milreis égarés au fond de la brousse ou le long des rivières (après vingt ou trente ans d’une existence aussi cruelle pour lui que pour ceux qu’il exploite, il s’installera grâce à ses millions) ; chez le boulanger qui préparera les sacs de bolachas, pains arrondis de farine sans levain, agglomérée avec de la graisse : durs comme pierre, mais rendus moelleux par le feu jusqu’à ce qu’émiettés par les secousses et imprégnés de la sueur des bœufs ils deviennent un aliment indéfinissable, aussi rance que la viande séchée commandée au boucher.

Cette phrase serait insensée en écriture utile. Sa longueur et sa structure complexe nuisent à la compréhension en première lecture. Cette spirale requiert trop d’attention et de temps de la part du lecteur.

Mais C. Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques (1955), est avant tout un écrivain. Membre de l’Académie française.
Son propos va au-delà de l’utilitaire, ou plutôt,  du documentaire.
Cette phrase en labyrinthe prend son sens en littérature.
L’esprit du lecteur s’y perd comme divague l’esprit de son auteur, abattu d’ennui, avachi durant ces longues journées dans les échoppes des turos ou du boulanger.
En communication littéraire, l’auteur exprime une expérience individuelle. Pour leur plaisir mutuel, il tente de la partager avec son lecteur. Ce que fait ici C. Lévi-Strauss.

Vous comprendrez donc que cette phrase en labyrinthe, je ne la mettrai pas en orange, comme toute phrase améliorable. Et une correction en vert serait ridicule.

C. Lévi-Strauss  peut aussi faire bref  et percutant. Voyez, par exemple, les deux phrases qui ouvrent Tristes Tropiques : Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions.

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Article sur une idée de Luis La Casquette.
Photo : State Library and Archives of Florida : Christmas in Florida, 1955

 

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