Elle vend des frites. Lui, il écrit sa biographie.

Fév 4th, 2013 | Par | Catégorie Métiers d'écriture

Elle vendait des frites. Lui, il écrivait sa biographie.Andalouse ou américaine ?

Elle, avant, elle faisait des ménages. Depuis ses seize ans. Puis, elle a tenu une baraque à frites.
Dans un bourg de province, près de l’école, près de la gare. Toujours une file de clients.
– Le paquet, grand ou moyen ? La sauce,  andalouse ou américaine ? Mayonnaise ou pickles ?
A longueur de journée. Fermeture avec le train de vingt-deux heures.
On l’aimait, la vendeuse de frites. Toujours présente, des réparties si souvent drôles et ses frites, légères et craquantes. Elle, elle ne voyait jamais ses mômes.

Un matin d’avril, en relevant le volet de la baraque, elle s’est dit qu’à travailler ainsi, ses deux mômes, ils deviendraient chômeurs ou, au mieux, ils vendraient aussi des frites.
Alors, elle a décidé de vraiment s’en occuper.
Elle s’est arrangée pour être licenciée. Elle a quitté son compagnon : il ne comprenait pas son choix. Elle a émargé au chômage. Et elle a éduqué ses enfants. Du matin au soir. Comme elle l’avait fait avec la friterie. Avec fermeté. Seule.
Ce fut noir, difficile. Et les mômes ont grandi. Ils ont bien étudié. Ils sont tirés d’affaire : elle les a poussés dans l’ascenseur. Là, elle revient de Sydney où travaille son second.
Elle est contente : elle a cassé le cours des choses.

Un bar, Musée des Beaux-Arts

C’est une inconnue. Cela ne mérite pas un article de journal. Ni une émission de télé.
Mais de ces années, elle voulait une trace écrite. Pour que ses mômes sachent si… ou quand…

Lui, c’est son métier de raconter la vie des inconnus. Ils se sont fixés rendez-vous au bar du Musée des Beaux-Arts. Elle préférait cela à son bureau à lui.
Puis ils se sont rencontrés tous les quinze jours. Une heure, au calme. Pendant trois mois, comme elle l’avait décidé. Elle lui racontait ses années de fer, il posait quelques questions et notait. A chaque nouvelle séance, il lui donnait à lire les quatre ou cinq pages rédigées suite à la rencontre précédente.

Monsieur

Un jour, il s’est étonné de son prénom. Elle lui a raconté son père. Il était l’enfant non reconnu d’un comédien. Un comédien qui avait un nom et qu’il devait appeler Monsieur.
Monsieur avait une fille légitime : Bérénice.
Son père, dans sa quête de partager un nom avec Monsieur, lui donna donc à porter le nom de sa demi-soeur.

Alors, Bérénice a souhaité de nouveaux rendez-vous afin d’en raconter davantage : l’histoire du père, la folie, les crises de fureur où il cassait tout, la mort au bout. Et aussi l’histoire des frères et soeurs – Luc, Marcel, Chantal… – qui ne pouvait accepter une Bérénice. Il y a des années qu’elle ne les a vus.

Lui, il notait et lui donnait à relire. Bien sûr, on était au coeur de l’humain. Il devait faire preuve de psychologie mais, aussi, rester à sa place : il est biographe d’inconnus et non pas psychiatre ou psychanalyste. Dans tout ce matériau qu’elle lui déversait, il fallait mettre du lien, trouver un sens. Pour que le cahin-caha des évènements tisse peut-être une destinée.

Le sens, c’est Bérénice qui l’a trouvé en retrouvant trace d’un goût perdu à peine éclos : la scène.
Il y a un an, elle s’est inscrite dans une école. Elle est contente : cela marche bien, elle  est remarquée. Elle a renoué le fil. Elle a remis de l’ordre.

Aujourd’hui, de cette vingtaine de rencontres, il résulte un objet : un livre. Une centaine de pages, quelques photos. Du bel ouvrage, du sens à ma vie, dit-elle. Quand on ne sait plus où l’on va, il faut se retourner : pour aller de l’avant, cela aide de voir les traces laissées derrière soi. Les siennes ou celles des aimés.
Ce livre est tiré à dix exemplaires : il n’est destiné qu’à quelques lecteurs. Des proches. Peut-être les frères et soeurs. Plus tard.

Son métier à lui ? Biographe pour inconnus.

Il y a Bérénice.
Mais il y aussi Jean. Un entrepreneur. Il a beaucoup travaillé. Trop. Il a réussi. Au prix de la vie de famille, se dit-il parfois. Et ses proches savent si peu de sa vie d’alors. Il voudrait la leur raconter. Etre ainsi compris, s’excuser aussi de sa distance, de son absence. Leur faire lire ce qu’il croit important et qu’il n’arrive pas à leur dire, légèreté et gravité mêlées.
Le livre qui résulte des entretiens avec Jean fait 150 pages. De belles photos en illustration.

Il y aussi Sylvie. Elle fut infirmière dans un hôpital privé. Mais avant, elle a travaillé pour Médecins Sans Frontières. Tchad, Afghanistan, Mali. Les camps de réfugiés. A l’époque, elle a pris des notes.
Ses deux enfants et sa propre mère voudraient la découvrir quand elle était si loin d’eux. Ils ont donc fait appel à lui pour remettre de l’ordre dans ses papiers et rédiger le récit de sa vie aventureuse. Ils veulent du factuel, du précis.

Ce métier de biographe pour inconnus a, en France, ses associations et des codes de déontologie. Il est peu répandu en Belgique.
En vivre ? C’est possible. Mais c’est du travail et on s’y enrichit surtout d’expériences humaines.

En savoir plus ?

Davantage sur ce métier de biographe pour inconnus ?

 – Guillaume Moingeon, écrivain privé et nègre pour inconnu : déontologie et succès.

– pour inconnus est aussi un métier social. Voir dans le Monde Ecrivain  public à l’hôpital

– Sur You Tube : Sébastien Moreau fondateur de votrebiographie.com

Une lectrice me signale un cours universitaire à ce sujet : https://www.uclouvain.be/364400.html

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Photo :  © eb 2011

 

 

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