Comment je suis devenu analphabète
Août 30th, 2012 | Par boileau | Catégorie OpinionVous avez sans doute entendu parler de ces stages durant lesquels, le nez chaussé de lunettes opaques ou les oreilles coiffées d’un casque insonorisant ou encore le corps engoncé dans une combinaison, le volontaire fait quelques heures l’expérience de la cécité, de la surdité ou des raideurs de la vieillesse. Sa perception des aveugles, des sourds ou des personnes âgées en est, dit-on, bouleversée.
Les Bulgares parlent le bulgare
Vivre l’expérience de l’analphabétisme met également les pendules à l’heure.
En Bulgarie, les Bulgares parlent le bulgare. Et hormis les grands centres, rien que le bulgare. La suite de syllabes que vous débitent le chauffeur de taxi, l’épicier ou le tenancier du bar vous est incompréhensible. Du chinois.
À l’écrit, c’est encore pis : le bulgare, comme le serbe ou le russe, utilise l’alphabet cyrillique. Pour faire simple, cet alphabet comporte 30 caractères ; caractère dérivés, pour une partie, des majuscules grecques ; pour une autre, propres au cyrillique et pour une dernière, similaires à nos caractères latins. Où cela se complique c’est quand les mêmes lettres utilisées en écritures latine et cyrillique se lisent et se prononcent de façon différente.
Ainsi, par exemple, le H latin s’écrit X en cyrillique. Notre N s’écrit, quant à lui, H. Notre R latin se note P. OU est écrit Y et notre I (i) est représenté par un N inversé. J’arrête là. Prenons le mot bulgare PECTOPAHT. Vous avez, sans hésiter, lu et reconnu le mot français dont il est repris : restaurant.
Quelques efforts, et les lettres nouvelles se décodent. Mais il en faut davantage pour désapprendre les automatismes liés aux caractères latins. Il en résulte que toute lecture – noms des villes, horaire de train, indication sur un panneau… – nécessite un décryptage. Il restera ensuite à dénicher au dictionnaire le mot déchiffré : oTBopeHo à traduire par Ouvert mais 3aTBopeHo par Fermé.
Devant la pharmacienne
Bref, ânonnant avec peine, vous voilà redevenu analphabète.
La vie quotidienne d’un analphabète est compliquée. Pour aller à tel endroit, quel bus dois-je prendre ? A quelle station dois-je descendre ? L’ai-je déjà atteinte ?
Je commande un plat lu sur un menu ? On me sert quelque chose d’inattendu.
J’ai besoin d’un médicament ? Quel est donc son nom en bulgare ? Les gestes pour l’expliquer à la pharmacienne sont humiliants. Vu son incompréhension et la file derrière moi, je laisse tomber.
Analphabète loin de chez moi, je ne comprends plus rien à rien. Mon niveau de littératie est redescendu à zéro. Je suis décervelé et dépendant. Je sens à mon égard ou de la condescendance ou de la compassion. Pour me prouver que j’ai encore un peu d’esprit, je lis comme jamais Le Monde sur ma tablette et quand je rencontre un francophone, je parle, je parle à n’en plus finir. C’est ridicule : seule ma Visa me crédite encore de quelque statut social.
Réfugiée pakistanaise
L’expérience de l’analphabétisme est salutaire. Elle nous rappelle deux évidences.
1. Mon niveau de littératie est variable. Il peut être de quatre ou cinq en telle langue mais proche de zéro en telle autre. Nécessaire leçon de modestie et de respect d’autrui.
De retour en Francophonie, je rencontre une réfugiée pakistanaise, empotée comme moi je le suis en Bulgarie : dans son pays, c’est une dentiste hors pair.
Tel Nigérian, désemparé ici, est chez lui un sage écouté et la mémoire de son village.
2. La maîtrise de la langue est primordiale pour la maîtrise de son existence. Sans cela, la vie est ralentie, compliquée et plus dangereuse.
Dans nos pays, près de la moitié de la population lit avec difficulté. Pour cette presque moitié de la population, le français ressemble a du bulgare.
Tirons-en une leçon de lucidité quand il s’agit de s’adresser à cette population : écrire clair, simple et concis.
Chapeau bas !
Et pour finir, chapeau bas à tous ceux qui, émigrés loin de chez eux, travaillent à élever leur niveau de littératie dans une autre langue et culture. Il leur faut patience et courage.
Et salutations à cet entrepreneur belge de 26 ans installé depuis 3 ans Bulgarie : il a appris seul – enfin, pas tout seul quand c’est sur l’oreiller… – le bulgare. Il a acquis en plus autorité et admiration.
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photo : © eb
<clic> et la photo est plus belle.
Excellent. Cependant, j’ai l’impression de l’être moi, en vous lisant (analphabète), parce qu’enfin, aux dernières nouvelles, « clair, simple et concis » n’étaient pas des adverbes. Bon, je vous les passe, puisque c’est sur le même mode que « cristallin ». J’ai aussi apprécié la pyramide (c’est une grande tentation de retourner tout ce qui semble trop bien ordonné ou [r]assis).
Passez-les ces curieux adverbes, Jean-Claude : Office québécois de la langue française : me voilà autorisé à utiliser des adjectifs comme adverbes.
Le site Théorie des opérations sémantiques de Jean-Claude Choul est stupéfiant : j’y mesure l’immensité mon ignorance. Bon, la sémantique, ce n’est pas simple, hein…
Voyez aussi le blog personnel : Sens et signification.
Etrange et émouvant.
Ah ! Ne les croyez pas. Il ne s’agit pas d’une autorisation générale. L’adjectif n’est pas plus un adverbe qu’un adverbe serait un verbe. Un adjectif peut être employé adverbialement, mais cela ne s’étend pas à toutes les unités lexicales passant pour des adjectifs. Les noms employés adjectivement ne deviennent pas des adjectifs pour autant. Mais je ne suis pas grammairien. Ce cher vieux Grevisse n’a pas de site, dommage. Il nous départagerai. Merci pour la pub. J’ai probablement le site le moins fréquenté de la planète Oueb (voilà un nom adjectivé et un néographisme [qui se révèle lui-même un néologisme]). Me voilà atteint de vertige grammatical, la B 12 ne soigne pas ceux-là. Bravo. Pour votre site. J-C