Ecrire design, c’est mettre des gants. De soie.

Oct 14th, 2013 | Par | Catégorie Sélection de billets, ° style & ton

Le cardinal risque une attaque

Imaginons ceci. A l’accueil de cette agence de publicité, Simone. Vingt-quatre ans. Métisse. Des boucles, des yeux bleu pers, un buste comme une sculpture de Rodin. Habillée de n’importe quoi et tintante de bijoux de pacotille. Simone, sûre d’elle, un peu électron libre. Mais la classe. Les visiteurs en bégayent.

Demain, – rien n’est sûr, mais c’est possible – en remerciement d’un don fait pour la réfection de l’église Saint-Antoine, le cardinal-archevêque de P* – octogénaire et vieux jeu –  viendrait saluer la direction.
Monsieur le directeur craint la fantaisie de Simone. Il redoute que, face à son accoutrement, le cardinal-archevêque ne fasse une attaque.
Il envoie donc un courriel à la jeune femme : Demain nous recevons sans doute le cardinal. Simone, vous veillerez à être présentable.
Bon ! à la lecture de cette instruction, Simone prendra la mouche. Moi, pas présentable ! ?  S’effondrer en larmes n’est pas son genre. Peut-être fera-t-elle une scène, peut-être sera-t-elle indisposée demain. On s’en tirerait là à bon compte. Le risque est grand que, demain, elle mette plutôt un tee-shirt de sa collection qu’elle appelle tétons têtus.

design en écritureDe l’assouplissant

Pour qu’elles soient acceptées et suivies d’effets, Monsieur le directeur devrait rédiger ses instructions avec plus de tact. S’adresser à son lecteur nécessite finesse et attention. Sauf exception, la sécheresse de ton est inadéquate. Un lecteur, cela prend la mouche pour un mot maladroit. Un lecteur, c’est de la porcelaine. C’est fragile. Lui écrire, c’est mettre des gants. Des gants de soie.

Pour emporter l’adhésion du lecteur, il est nécessaire de mettre du liant. Une phrase catégorique, cela s’assouplit.
Dans un échange oral, l’assouplissant ce peuvent être mes gestes, mon regard, le café offert, le ton de ma voix.
Dans un écrit, l’assouplissant ce sera une incidente, le conditionnel, un adverbe de modération, la forme impersonnelle ou passive.

Un peu d’exercice

Assouplissons donc l’instruction Demain nous recevons le cardinal. Simone, demain, vous veillerez à être présentable.
Sans hésiter à réviser le vocabulaire. 

1. Utilisation des incidentes :

Simone, demain, vous veillerez, j’en suis sûr, à une tenue discrète.
Simone, demain, vous le savez, une tenue stricte est de rigueur.

… vous en conviendrez, me semble-t-il, vous l’avez compris, … pour davantage de chaleur.
Et selon le contexte : nous en sommes sûr,  j’en suis certain, nous en sommes convaincu, comme nous l’espérons…

2. Utilisation du conditionnel

Demain, Simone, je vous demanderais de porter une tenue stricte.
Simone, demain, je souhaiterais une tenue discrète.
Simone, demain, je voudrais que le cardinal ne remarque pas votre habillement.
Demain, Simone, je regretterais que votre tenue surprenne le cardinal.

L’interlocuteur semble garder la liberté d’accepter ou de refuser.

3. Utilisation des adverbes de modération

Demain, Simone, un autre style de tenue est probablement adéquat.
Simone, demain, votre tenue habituelle n’est pas tout à fait appropriée. 

Parfois, peut-être, volontiers, sans doute… bref de doux euphémismes.
Prendre des gants, c’est ici transgresser des principes : ailleurs,  l’adverbe est un encombrant à éliminer.

4. Utilisation de la forme interrogative

Simone, demain, pourriez-vous porter la tenue de rigueur ?
Simone, demain, voulez-vous bien porter une tenue classique ? 
Demain, Simone, puis-je vous demander de veiller à la discrétion de votre tenue ? 

Vouloir, pouvoir : l’interrogation semble indiquer que l’interlocuteur conserve sa liberté de choix.

5. Utilisation de la forme impersonnelle

Demain, Simone, il serait adéquat de porter une tenue stricte.
Demain, Simone, il est nécessaire de vous habiller de façon plus classique.
Demain, Simone, il me semble adéquat de vous habiller avec discrétion. (requis, impératif, demandé…)

Il ne représente personne. Le donneur d’ordre s’efface.
A utiliser avec modération, une unique fois par courrier.

6. Utilisation de la voix passive.

Demain, Simone, un habillement plus classique vous est suggéré.
Demain, Simone, une tenue stricte est demandée à l’ensemble du personnel.

Le donneur d’ordre se fait discret. A utiliser avec modération.

7. Justification de l’instruction.

Le cardinal est un personnage austère. Merci d’en tenir compte.
Demain, Simone, un habillement plus classique vous siérait : le cardinal est un homme d’un autre temps.

Le pourquoi est donné. Il est fait appel au bon sens du lecteur.

8. Utilisation d’un vocabulaire positif avec négation.

Simone, demain,votre tenue habituelle – haute en couleurs – n’est pas adaptée.
Simone, demain, votre style d’habillement, malgré son élégance, ne convient pas à la visite attendue.

Divers adoucissants peuvent être utilisés ensemble : Demain, Simone, une tenue stricte serait, comprenez-vous, bienvenue.
Par ailleurs, suivant le contexte et la culture de l’entreprise, d’autres tournures de phrases sont imaginables :
Simone, demain, évitez de faire tourner la tête au cardinal.
Simone, demain, le Monseigneur que nous recevons, c’est le cardinal, pas le prince. 

Mais de toutes façons, Simone est fine. Elle a déjà tout compris. Elle s’adapte. Il n’y a peut-être rien à lui écrire.

Les gants de dentelle / Cloé MartheBref,

Je souhaite des instructions suivies d’effets, l’adhésion de mon lecteur ? Alors je mets des gants. Un peu de douceur contre la sécheresse de ton. J’y perds en concision, j’y gagne en efficacité.
Des gants, d’accord, mais une main ferme :  l’assouplissant s’utilise avec modération. Du design toujours, pas de glu.

Et comment donc exprimer une sainte colère ? Ce sera le sujet d’un prochain article.

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photo : © eb 2013
© Pawel Althamer, Venetians

Les gants de dentelle, un dessin de Cloé Marthe

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7 commentaires to “Ecrire design, c’est mettre des gants. De soie.”

  1. L’article est clair, cela va de soie. Par contre, au rayon des visuels, je demande, je réclame, j’exige Simone. Et un changement de prénom aussi.

    • boileau dit :

      Merci Philippe. De soie 🙂
      La photo, je la cherche. Je vais trouver.
      Changer de prénom ? Pas sûr. Les métisses ont, dans mon imaginaire, des prénoms décalés. C’est délicieux.

  2. Mag à l'eau dit :

    Bonjour Étienne,

    Ce qui pose problème dans la première phrase c’est l’injonction “être présentable” qui sous-entend que d’habitude Simone ne l’est pas.
    Il suffit de remplacer “être présentable” par “à porter une tenue stricte/classique” et la demande ne froissera pas Simone.
    De même, “votre tenue habituelle n’est pas tout à fait (sans traits d’unions me semble-t-il) appropriée” sonne comme une critique. Mieux vaudrait suggérer à Simone de porter une inhabituelle tenue stricte.

    Pour ce qui est du conditionnel, je trouve que cela ne fonctionne pas avec le verbe “demander”.

    Je suis impatiente de lire ton sujet sur l’expression de la colère.

    • boileau dit :

      Bonjour Magalo,
      Ce que tu dis est correct, les exemples de l’article me le semblent aussi.
      “Je vous demanderais” ? Un belgicisme ? Peut-être. Quoique les Belges manipulent, je crois, le conditionnel avec plus d’aisance que les Français (voir le nombre de confusion futur / conditionnel).
      Tout à fait : tu as tout à fait raison. Je corrige tout à l’heure. La graphie avec traits d’union a été abandonnée au milieu du XIXe siècle.

  3. Mag à l'eau dit :

    Non, je ne pense pas à un belgicisme.
    Mais si dans ces quatre phrases :
    « Demain, Simone, je vous demanderais de porter une tenue stricte.
    Simone, demain, je souhaiterais une tenue discrète.
    Simone, demain, je voudrais que le cardinal ne remarque pas votre habillement.
    Demain, Simone, je regretterais que votre tenue surprenne le cardinal. »,
    on remplace « je » par « nous », tu avoueras que ça sonne bizarrement avec « demander ».

    • boileau dit :

      Je veux bien t’avouer, Magalo, ce que tu veux et je suis du style à reconnaître mes erreurs, mais ici je ne te suis pas.
      Nous vous demanderions de bien vouloir… ne me dérange pas. N’oublie pas que je suis Belge et en Belgique, il y a des bizarres et des choses étranges.

  4. Mag à l'eau dit :

    Alors là, rassure-toi Étienne j’ai été à bonne école avec mon grand-oncle belge: un grand, très grand fantaisiste (enfin, vu son physique je devrais plutôt dire ÉNORME !)
    Mais revenons à ce conditionnel qui implique… une condition.
    Avec “souhaiter”, “vouloir” et “regretter” l’action est soumise au bon vouloir de Simone : “Simone, demain, je souhaiterais, si c’est possible/si vous le voulez bien, une tenue discrète”
    Avec “demander” c’est un peu comme un ordre, ce n’est plu au bon vouloir de Simone.

    Enfin, c’est comme ça que je l’entends. C’est peut-être moi qui suis bizarre.

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